Les mains lâchées by Inconnu(e)

Auteur:Inconnu(e) [Inconnu(e)]
La langue: fra
Format: epub
Tags: roman
Éditeur: Plon
Publié: 2016-05-25T22:00:00+00:00

11

Quand Jack nous dépose à la mairie, il est déjà midi. Le hall est devenu une ruche : des dizaines de journalistes s’agitent. Au fil des jours, entre les journalistes, des alliances se sont créées : elles ne respectent pas toujours la ligne éditoriale de leurs médias respectifs ni l’esprit de concurrence, primordial lorsque l’on couvre une tragédie qui remonte à plus d’une semaine et dont les récits exclusifs se font rares. Une grande table traverse la « newsroom ». Des Mac dernier cri y sont alignés. Mais ce sont les bouteilles d’eau d’un litre qui attirent mon regard. Elles sont estampillées du sigle de la Croix-Rouge, et les voir me soulage. J’ai soif.

Irene retrouve des amis journalistes de Manille et discute avec eux un instant. Elle finit par me rejoindre quelques minutes plus tard et jette un coup d’œil à l’écran où je suis en train de monter le reportage.

— On va commencer avec le chien, expliquer qu’il a mangé la jeune fille puis montrer les gamins, dit-elle.

Et, sans attendre ma réponse, elle enchaîne :

— C’est très bien, c’est une belle image choc. Le bébé d’hier a bien marché, il tourne en boucle sur Internet.

— Deux reportages qui commencent avec des morts, ça risque de faire un peu répétitif, non ?

Elle me regarde d’un air interrogateur. J’explique :

— Je pensais plutôt retracer la journée des pompiers. Montrer à quel point leur quotidien est dur. Ils parcourent la ville non plus pour sauver des gens mais pour récupérer des morts. Et la plupart ne savent pas si leur propre famille est vivante.

Je la fixe pour vérifier qu’elle m’écoute, mais elle a tourné l’écran vers elle, et ses mains pianotent sur le clavier : d’un petit clic, elle ajoute les images de la jeune fille et du chien sur la frise du montage.

— J’ai aussi obtenu une belle interview de Jack sur le chemin du retour. L’image tressaute un peu, mais avec le paysage dévasté qui défile en fond, c’est magnifique.

Irene claque la langue.

— Non, dit-elle. Les gens vont s’ennuyer.

Elle saisit l’ordinateur pour le caler sur ses genoux et me regarde pour la première fois depuis notre retour à la mairie. Elle semble presque avoir pitié. De clic en clic, elle supprime l’interview de Jack. Je l’observe sans réagir. Elle a raison, après tout, me dis-je. Les gens ne retiennent rien s’ils ne ressentent rien. Faisons-les pleurer, et ils se souviendront de Yolanda.

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